Ce texte est également disponible en version pdf sous forme de brochure avec "Comment des êtres humains ont été métamorphosés en homme et en femmes".
L’hétérosexualité et l’homosexualité sont des catégories culturelles, injustifiables avec des arguments biologiques. L’hétérosexualité dominante est un fait de culture, une hétérosexualité forcée. Dans Le comportement sexuel de la femme, Kinsey nous dit déjà à quel point elle ne savait se justifier par nature.
"On n’insiste jamais assez sur le fait que le comportement de tout être vivant dépend des stimuli qu’il rencontre, de ses possibilités anatomiques et physiologiques, de ses premières expériences. Sans avoir été marqué par des expériences antérieures, un animal devrait réagir de façon identique à des stimuli identiques, que ces stimuli proviennent de son propre corps, d’un autre individu du même sexe ou d’un individu du sexe opposé.
Il est aberrant de classifier le comportement sexuel en onanisme, hétérosexualité et homosexualité, pour établir par là trois types de réactions ou que des individus visent ou pratiquent une activité sexuelle à l’exclusion des autres. L’anatomie ou la physiologie des réactions sexuelles et de l’orgasme ne nous apprennent pas en quoi diffèrent les réactions propres à l’onanisme, l’hétérosexualité et l’homosexualité.
La seule valeur de ces termes, c’est qu’ils nous renseignent sur l’origine du stimulus sexuel ; toutefois, ils ne devraient pas servir à caractériser les personnes réagissant à ces différents stimuli. Nous aurions les idées plus nettes si nous les faisions complètement disparaître de notre vocabulaire. Nous pourrions nous contenter de dire que des relations sexuelles entre êtres humains ont lieu soit entre un homme et une femme, soit entre deux femmes, soit entre deux hommes, ce qui reviendrait à exposer les faits de façon bien plus objective. ”
Dans une société où la procréation n’est plus le but premier des rapports sexuels, l’homosexualité devrait être aussi naturelle à l’épanouissement des êtres que l’hétérosexualité ou l’auto-érotisme. Et s’il n’en est pas ainsi, c’est pour des raisons politiques. Car enfin, seule une hétérosexualité promue au rang de dogme peut assurer aux hommes le monopole sexuel - sous prétexte de la "petite différence" : ainsi se gouverne le monde des hommes où les femmes se retrouvent entièrement dépendantes, exploitées sans merci, dans leur vie privée, comme partout ailleurs.
L’amour est la clef de cette dépendance.
C’est au nom de l’amour que les femmes lavent les chemises des hommes, qu’elles élèvent seules leurs enfants, qu’elles consolent et encouragent leur mari dans ses problèmes professionnels. Leur abnégation finit par les rendre schizophrènes (comme Rita L., devenue schizophrène une fois que son mari l’a quittée, sa seule raison d’être. A la question, mais pourquoi s’est-elle tant dévouée pour lui, elle répond : "Par amour").
C’est au nom de l’amour que les femmes sont exploitées. Dans ces conditions, la sexualité n’est pas une affaire privée mais politique. Quant à l’hétérosexualité exclusive, c’est l’instrument décisif du pouvoir des hommes dans la lutte des sexes. Contre cette situation, on peut et on doit affirmer qu’il y a une alternative. Quand l’amour des femmes ne sera plus un privilège naturel des hommes, il faudra qu’ils fassent un effort. Et pour tenir le coup, il faudrait qu’ils révisent leur position. Mais "jouer les simples bouche-trous" (Christa), ça ne marche plus. C’est pour cette seule et unique raison qu’ils se cramponnent tant à leur petite différence.
Ecoutons deux féministes américaines :
Dans son analyse les rapports de pouvoir entre les sexes "Réflexion sur la libération de la femme", publiée dans Les temps modernes en 1972, Susan Sonntag écrit : "Si nous ne voulons pas que la libération sexuelle se révèle vouée à l’échec, nous devons nous-mêmes redéfinir la sexualité. Car ni les rapports sexuels en soi ni les aventures à la chaîne ne nous satisfont. En ce domaine, une éthique vraiment libératrice doit rejeter le dogme du moment de l’hétérosexualité. Une société non répressive, une société où les femmes et les hommes sont subjectivement et objectivement égaux sera obligatoirement une société bisexuée, androgyne."
Et Shulamith Firestone, dans son livre Libération de la femme et révolution sexuelle, relie le problème de la sexualité à la lutte des classes, et déclare : "De même que la révolution socialiste vise non seulement à abolir les privilèges des classes, mais aussi à supprimer les différences qui les fondent, la révolution féministe, elle, ne doit pas seulement viser à supprimer les privilèges des hommes, mais à supprimer la différence des sexes elle-même : les différences proprement sexuelles n’auraient alors plus la moindre conséquence sociale. (Ce serait le retour à une pansexualité spontanée - la "perversion polymorphe" de Freud - qui remplacerait alors l’homo-, l’hétéro- et la bisexualité.)"
Comme ce raisonnement provoque encore bien des angoisses de castration et bien des réactions hystériques chez les hommes, et comme il n’est pas encore très répandu, je tiens à préciser :
Cela signifierait que les individus se définiraient d’abord comme des êtres humains et ensuite seulement comme hommes ou femmes. L’anatomie ne serait plus un destin. Les femmes et les hommes ne seraient plus forcés de jouer un rôle, l’obsession de la virilité serait aussi dénuée de sens que le complexe de féminité. La division du travail et l’exploitation propre à chaque sexe prendraient fin. Seule la maternité biologique resterait l’affaire des femmes, mais la maternité sociale (c’est-à-dire l’éducation des enfants) serait aussi bien l’affaire des hommes que des femmes. La vie des hommes et des femmes ne se réglerait plus sur la contrainte des rôles, mais sur les besoins et les goûts de chacune et de chacun (chacun pourrait se montrer passif ou actif, à son gré). Les individus communiqueraient entre eux, aussi librement qu’ils le voudraient et suivant leurs besoins et leurs désirs (sexuels compris), - sans qu’il soit tenu compte de l’âge, de la race et du sexe (il n’y aurait plus de classes dans cette société libérée). Utopie qui ne se réalisera qu’après-demain sans doute, mais buts et perspectives qu’ici et maintenant nous ne devons pas perdre de vue, car ils sont appelés à déterminer nos actes.
Je résume ma thèse sur l’importance de la sexualité dans l’oppression et la libération des femmes (et des hommes) :
1. Les relations hommes/femmes sont - indépendamment de la volonté dé l’individu isolé - fonction des rapports de domination qui caractérisent cette société. Les femmes y sont des êtres inférieurs, les hommes des êtres supérieurs. Ces structures de pouvoir se reflètent dans la sexualité.
2. Les normes sexuelles dominantes, et donc les pratiques sexuelles représentent l’instrument privilégié pour établir ces rapports de force entre hommes et femmes. Les femmes n’auront de chance de devenir plus autonomes et plus indépendantes des hommes que dans la mesure ou elles ne seront plus à leur merci dans leur vie privée, dans la mesure où le dogme du primat de l’hétérosexualité pourra être remis en question. Alors et alors seulement, les femmes pourront choisir en toute liberté entre hétéro et homosexualité, mais surtout, les femmes ne doivent pas se croire obligées de mettre immédiatement en pratique de telles idées.
La simple possibilité d’une alternative, la naissance d’amitiés nouvelles entre femmes nous apportent déjà quelque liberté, et nous ouvrent d’autres horizons. Je précise qu’il ne peut et ne doit pas s’agir d’imposer de nouvelles normes. Il ne s’agit pas de forcer les femmes à devenir bisexuelles ou homosexuelles. Mais toutes doivent avoir une chance de remettre en question ce qui allait de soi jusqu’à présent.
Les femmes - c’est ce qui me semble le plus important - doivent pouvoir dire enfin leur vérité. Elles ne devraient plus se laisser intimider ni terroriser par les normes dominantes mais comprendre que leurs problèmes sont ceux de la plupart des femmes. Les femmes doivent enfin pouvoir parler de leurs angoisses, de leur dépendance, de leurs contradictions et de leurs espoirs.
Aujourd’hui, nous sommes encore loin de l’égalité des droits, les relations entre hommes et femmes sont toujours des rapports de force basés sur "la puissance" et "l’impuissance" respectives des sexes. Et aujourd’hui encore, les hommes qui sont pour la plupart les premiers à profiter de la situation actuelle, n’ont aucun intérêt à en changer (ils ne semblent d’ailleurs guère convaincus d’y gagner à long terme - notamment en tant qu’êtres humains).
Dans ces conditions toute lutte de libération des femmes devra s’attaquer directement aux privilèges des hommes, à leurs privilèges individuels comme à leurs privilèges collectifs, et cela sans épargner les maris, amants, etc. Les témoignages montrent bien dans quelle mesure la lutte des sexes est pour toute femme une lutte quotidienne.
Mais aux yeux des femmes, dans le doute et l’isolement cette lutte semble encore bien individuelle et parfois sans espoir.
Alice Schwarzer
P.S. : ce texte est extrait de la deuxième partie, "La fonction de la sexualité dans l’oppression des femmes", du livre d’Alice Schwarzer La petite différence et ses grandes conséquences, paru en 1977 aux éditions des femmes.
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